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L'Atitlan volé

Le lac Atitlan est un des plus beaux endroits du Guatemala et il nous fut chaudement recommandé. Il reste encore quelques jours avant que la nouvelle cohorte d'étudiants débarque à Ecobici, À San Andres Itzapa. Un minibus nous emmènerait jusqu'à San Marcos la Laguna, petit village niché au pied du lac et des volcans, à la réputation zen, massages, cours de yoga et de méditation... L'idée était séduisante...

Le Paul de l'hôtel San Marcos nous assure dans un anglais très colonial que le minibus nous cueillera à la porte de notre hôtel à Antigua. Chose faite mais ardue, la route étant longue dans les montagnes et le chauffeur étant trop prudent. À mesure que nous en ramassons d'autres étrangers à leurs hôtels, les moins habitués s'étonnent et s'indignent. "My ggaaod, is this a chicken bus ?!" " We're so crowded !" "It's impossible...".

Colisse, me dis-je dans un français très régional. Ceux-là viennent de débarquer en Amérique centrale, et n'ont aucune idée de leur confort en ce moment. Un bus municipal ou local est immensément plus bondé, à trois ou quatre parfois sur une banquette double, des gens debout collés les uns sur les autres, sans bulle, et un arrêt à chaque trente mètres pour en débarquer ou en embarquer d'autres. Je te le dis madame, en ce moment t'es très confortable pis baisse le ton. Pour la sécurité par contre, pas sûr. Le minibus indique "Tourists" devant, et comme si ça n'était pas suffisant, ceux-ci flashent ostentatoirement, consultant leurs laptops, téléphones intelligents et tablettes durant le voyage de deux heures trente sur les routes montagneuses et isolées, dont certains secteurs sont ou furent prisés des voleurs de grands chemins et kidnappeurs. Et avec un gouvernement de droite corrompu présidé par un ancien général assassin, qui a déployé dans les villes du pays sept mille soldats de plus pour la sécurité, mais qui s'en mettent plein les poches eux aussi avec les vols, l'extorsion et le trafic humain, nous sommes une belle grosse cible ambulante et bien identifiée. Pauline et moi voyageons toujoursavec les bus locaux, moins enclins aux barrages et braqueurs car la plupart des passagers sont pauvres ( 50% de la population du pays vit avec moins de deux dollars pas jour). Mais cette fois, nous voulions arriver plus vite. On se fait quelques plans mentaux de situations à risque, qui ne se réaliserons heureusement pas. Ici, le danger n'est pas sur les routes. Les voleurs, ils sont à destination, à San Marcos la Laguna.

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Là où avant, il n'y avait qu'un paisible village au pied d'un lac. Les voleurs sont arrivés il y a quelques années, ont achetés des terrains, ont construit des enclaves culturelles et vendent des pizzas et des plats végétariens fusion cru tendance. Et des massages, et du yoga, et du sexe spirituel tantrique. Ils sont anglais, états-uniens, français, israéliens, espagnols.

La petite rue d'ardoise et de ciment, toute charmante de fleurs et de femmes en habits traditionnels maya, jure avec les enseignes de restos en anglais et les menus hors de prix pour la population locale. Jurent aussi des groupes de jeunes hippies venus ici pour la méditation, le yoga et les thés biologiques, guidés par la pyramide de leur troisième oeil ou par leur animal totem. Ou par le Lonely Planet. Sentiment étrange mais bien connu de fraude. On les sent exclusifs, sectaires, pas sympathiques, faux. Des poseurs qui flottent dans un univers connu et contrôlé, en plein milieu d'un pays étranger et qu'ils ne veulent pas vraiment connaître. Et chacun semble avoir l'air plus cool que l'autre. Mmh, t'as une queue de renard qui dépasse de la poche arrière de pantalon thaï, et ben moi j'ai la tête du renard au complet en guise de chapeau ! Plus une mode à outrance qu'une mentalité. Qui a le plus de tatous, qui a la barbe la plus longue, qui a le plus de couleurs, qui a la coupe de cheveux la plus bizarre. J'ai l'impression d'avoir 80 ans et de les maudire en brandissant ma canne en l'air.

Près d'une enseigne de resto au menu onéreux écrit en anglais (et non, pas en espagnol !), une vieille maya aux milles couleurs soupire du bout des lèvres aux passants pour vendre ses pains au coco et ses draps tissés à la main. Son regard est aussi vide que celui des passants qui l'ignorent, comme s'ils ne voulaient pas que cette réalité existe ici. Nul ne daigne même glisser un "No, gracias" ou un " Buenas tardes...". Plus haut le village est moins envahi, les locaux s'y étant réfugié de la vague touristique. Moins clinquant, et révélant des petits marchés de fruits et légumes, et des petits miracles de repas savoureux et très abordables. Et le prix entier revient à la famille.

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Notre dernier soir, nous allons au Happy Tacos, le restaurant d'Edwin, qui lutte pour offrir aux touristes et aux locaux sa carte qui est beaucoup plus goûteuse et amicale que celle de son anglais géant voisin, notre fameux Paul, qui possède des hôtels à San Marcos et deux restaurants dans la région, dont celui-ci, le restaurant Fé (qui signifie foi... et je ne me demande pas en quoi...). Il possède aussi une attitude si ingrate envers ce coin de pays qui lui a tant donné. Selon nos sources, il est millionnaire et l'est devenu en escroquant des partenaires en Espagne, d'où son exil au Guatemala. Et parmi ses coups notoires ici, il a menacé Edwin de le faire fermer s'il n'arrêtait pas de faire de la pizza au four à bois, comme son resto fait, mais en moins bon et en plus cher. Il a aussi menacé sa femme et sa fille, et a fait circuler dans le village des flyers avec la photo d'Edwin barrée d'un X, allégeant qu'il est mauvais, qu'il fait du trafic d'armes et de drogue, etc. Edwin a maintenant deux avocats pour l'aider dans une poursuite contre lui. Sa famille et lui dorment secrètement dans la cuisine de leur restaurant, qu'ils louent depuis cinq mois. Et presque chaque jour, Paul se plante devant le resto d'Edwin et attire les clients chez lui, en disant que c'est meilleur, moins cher, shot gratuit, etc. Edwin l'a prévenu qu'il irait voir la police. La réponse de Paul: "Fuck you Edwin, i'm rich. I can buy anyone in this city, the police, the law...". Mais les choses se savent, et Paul et ses commerces ne sont pas appréciés. Des réunions sont tenues par la communauté pour se mobiliser et empêcher de tels abus. Mais face à l'argent, les choses avancent lentement. Edwin se fait rassurant, en quelque sorte, et nous parle aussi d'un autre système de justice, où dans les villes et villages reculés, avec moins de service, les gens règlent eux-mêmes leurs problèmes. Ici, si tu voles, tues ou violes, tu peux finir brûlé vivant ou coupé en morceaux à la machette. Et là ton fric n'y peut rien.

Il y a donc deux types de gens qui sortent de leur pays pour en voir d'autres, selon un homme dans la cinquantaine qui voyageait avec nous dans le bus, et qui a vu les changements s'opérer dans cette communauté au fil des ans: il y a le voyageur et il y a le touriste. Ce dernier va chercher l'exotique, mais dans un cadre confortable. Il va se complaire dans des lieux ou sa culture est encore présente et représentée, soit par l'influence ou soit par la présence de ses semblables. Commander un burger en anglais par exemple. Aller à l'hôtel où l'enseigne et le menu sont en hébreu, si on est israélien ( il faut voir ce phénomène de ses propres yeux à San Pedro la Laguna... Même nous, canadiens, grands amis du peuple israélien, avons eu de la difficulté à se faire servir un café sans le sourire et sans lait...). Il va voir les monuments et les musées en surface, mais ne va pas s'intéresser véritablement à la culture. Il va se sentir bien dans un hotel, resto ou resort, entouré des siens. Il va parler à ses semblables et n'essayera pas d'apprendre la langue locale. Et il y a le voyageur, qui va s' intéresser à la langue, l'apprendre ou du moins essayer de communiquer quelques mots et phrases. C'est la base. Et le moindre effort en ce sens est toujours apprécié des habitants. Le voyageur va préférer essayer les plats typiques du pays, les lieux encore représentatifs de la culture et du mode de vie. Il va rester dans des endroits tenus par des locaux, si ce n'est directement dans une famille. S'intéresser à l'histoire, à la réalité politique et économique. S'ouvrir les yeux à leur situation. Et créer des liens, des amitiés, même si ce n'est que cinq minutes, et tant mieux si c'est plus. Et respecter le mode de vie, le code vestimentaire. Tu peux te passer de ton bikini thong ou de ta camisole à tatous pour quelques jours. À mesure que j'écris, le rhum Botran douze ans fait son effet et me délie la langue...

Premier coup d'oeil au lac Atitlan, sur le petit quai de San Marcos la Laguna. Dix secondes plus tard, une jeune femme en bikini très court style mes-fesses-ont-complètement-mangé-ma-petite-culotte, nous demande de nous mettre à l'écart du paysage, car elle veut une photo d'elle et de son cul avec le lac et les volcans derrière son cul. Nous la revoyons le lendemain à San Pedro la Laguna, avec sa clique de bronzés et encore son cul, toujours en petite tenue, déjà à moitié saoule, alors que passent des femmes en habits traditionnels et des enfants éberlués. Voilà comment on transforme des perceptions et qu'on détruit lentement des cultures. Il y a cinq ans, il n'y avait pas de centre de yoga, de méditation ou de réalignement de chakras à San Marcos. Maintenant dans les petites rues près du quai, on ne voit que ça. Et la magnifique vue sur le lac est maintenant exclusive et dispendieuse. Le peuple s'est fait voler son accès à l'eau et à la beauté. Mais ils peuvent regarder la nord-américaine à moitié nue passer. Il y a aussi le ISTA (International School of Temple Arts), et bien d'autres centres de méditation et de sexualité tantrique, tenu par des étrangers naturo-médita-psyché-truc-truc. Et près d'un de ces centres, les hippies venus d'ailleurs ont décidé qu'ils pouvaient se baigner nus, alors que les hommes et les femmes essayent de préserver chez leurs enfants leurs traditions et leur culture. Pour des gens qui prétendent vouloir "éveiller les consciences", c'est d'une inconscience aberrante. Un seul tour sur internet avec les mots-clés tantric, spiritual, sexuality,meditation, avec le mot atitlan, vous convaincra de cette vague qui déferle sur ce village depuis des années.

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La plupart des gens à San Marcos n'aiment pas les touristes et ces tendances qui viennent engloutir leurs efforts, leur mode de vie et leurs ressources. Et ça se comprend, car ils sont dans une large mesure tenus à l'écart de ce village dans leur village. Le mot Gringo vient d'Espagne et signifie étranger ou locuteur non-natif de l'espagnol. Il se rapporte au mot griego qui signifie grec, comme dans "C'est du grec, tout ça", comme dans langage incompréhensible pour un espagnol quand il entend une autre langue. Une autre hypothèse est la suivante: gringo serait la déformation de deux mots. Green, qui signifie vert, la couleur des vêtements militaires, et Go, comme dans va, pars, retourne chez toi. Green, go !

Après ces charmantes constatations, nous avortons notre séjour ici et filons en bateau jusqu'à Santa Cruz la Laguna, où seulement deux hôtels siègent au bord du lac, et où les pêcheurs y ont toujours accès. Et le village, protégé car niché plus haut dans la montagne, n'intéresse pas les touristes et ses cliques de fêtards. C'est un village encore intact, mais pour combien de temps... Comme c'est inévitable, la population locale devrait développer ses propres restos et hôtels, à saveur culturelle typique et informative, avant que les étrangers accostent et achètent tout. Car malheureusement la conquête se poursuit. Et elle n'est plus qu'espagnole.

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Je déverse ce fiel d'observations sans aucune prétention d'être mieux, mais avec celle de vouloir intéresser ceux et celles qui désirent partir ailleurs aux gens et à la culture de leur pays de destination, et pas seulement à l'aspect touristique attrayant et pas cher pas cher. Sortir des sentiers battus. Le Lonely Planet et autres guides de voyage sont pratiques pour connaître des destinations, mais aussi pour en éviter. Et je n'ai rien contre les retraites silencieuses, la méditation, le sexe mental et le yoga (que je pratique avec plaisir d'ailleurs). Mais il faut savoir à qui de telles initiatives profitent, surtout dans un pays où il n'y avait rien de tout cela il y a dix ans. Très souvent, les propriétaires sont des étrangers et ils ne redonnent rien à la communauté. Pire, ils se barrent claquer leur fric ailleurs les six mois où il pleut. On peut aussi faire de telles activités centrées sur soi en voyage, mais il faut aussi découvrir l'extérieur et s'ouvrir aux gens qui vous accueillent dans leur pays. Parlez avec les gens de la place, pour connaître LEUR version de l'histoire, ce qu'ils pensent de leur ville ou village qui est devenu une carte postale. Peut-être vous révéleront-ils des histoires qu'on ne lit pas dans les guides, des histoires d'expropriations, d'exploitation, d'abus, d'assimilation lente et irréversible. Peut-être vous révéleront-ils aussi leur coin caché, encore vierge de publicité, à condition que vous le gardiez secret vous aussi. Ça vaut le coup d'oeil, mais surtout celui du coeur.


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